écrits sur l'art

Marcel Bascoulard

Clochard celeste

L’artiste, dessinateur transformiste, poète mendiant devenu l’une des figures emblématiques de Bourges, naît en 1913 d’une famille laborieuse et nécessiteuse. Son enfance à St Florent-sur-Cher est très rapidement marquée par la pratique du dessin. Son souci du détail, de l’exactitude, lui valent les louanges de son instituteur. Doué d’une mémoire visuelle inégalée, il est capable de reproduire précisément des cartes géographiques. Il s’imprègne des ouvrages dessinés d’une époque qui fait naître ce qu’on appellera plus tard bande-dessinée. En 1930 l’écolier quitte la communale son brevet élémentaire en poche avec deux ans de retard.

 

Bascoulard ! Comment ne pas prêter attention à l’onomastie, au sens auquel renvoie le patronyme, au déterminisme, à l’aptonyme ? Alors, justement, voici qu’après avoir abandonné son sarrau, Marcel, dix-sept ans, ne reconnaît plus personne. On commence à l’apercevoir dans les rues habillé en femme, équipé d’un carton à dessin et d’un inséparable parapluie sous le bras. Ecce homo… Son dessin est d’une exactitude quasi photographique, aucun détail ne manque ; il y a là comme une grâce tombée des cieux, un génie spontané.

 

Le 25 septembre 1932 dans le taudis familial l’on entend un coup de feu. Alarmés, les voisins sortent aussitôt et un attroupement se forme autour du père, Léon, mortellement blessé par une balle tirée par Marguerite, la mère Bascoulard ! Aux gendarmes immédiatement dépêchés sur les lieux, elle confie «On est bien débarrassés, ce n’était plus vivable avec lui !».

En 1934 le jeune homme vient se fixer à Bourges dans le quartier délabré d’Avaricum aux allures de Cours des miracles. Époustouflé par son coup de crayon, l’architecte Marcel Pinon invite l’artiste à s’inscrire aux Beaux-arts de Bourges où il donne des cours. Bascoulard suit quelques cours de nature morte mais l’élève, sourd aux recommandations comme aux règles académiques n’en fait qu’à sa tête et tire son trait de bas en haut* en obtenant des résultats remarquables !

*Je tiens à préciser qu’Ingres avait formulé cette recommandation.

 

 

L’artiste, en ces années, change souvent d’adresse, loge de taudis en cabanes et se déplace sur un tricycle de sa confection.

L’Occupation allemande n’a pas d’incidence majeure sur sa vie, fors deux arrestations pour atteinte à la décence, eu égard à ses tenues féminines. À la Libération il poursuit ses activités en représentant ci et là moult paysages, monuments, ou locomotives à vapeur. On le voit à Orléans, Nevers, Limoges ou Paris ; vivant d’expédients certes, mais aussi de sa fertile industrie. À un interlocuteur, le bohême livre quelques éléments de sa philosophie : Au lieu de se laver les pieds, il assimile un verbe irrégulier allemand ; au lieu de se raser, il compose une strophe ; au lieu de balayer, il lit une page de Goethe… Il confie ensuite «Voyez-vous, à trente-neuf ans, je n’ai que des ambitions intellectuelles. Je lis beaucoup, je suis libre-penseur, antimilitariste, et ma tenue témoigne du mépris que je puis nourrir pour la foule vulgaire. Je consacre le moins de temps possible aux futilités de la vie ordinaire. J’étudie simultanément l’anglais, l’allemand et le russe ; je préfère l’hiver à l’été, je distribue le lait que je gagne aux chats du quartier. Les femmes ne m’intéressent pas…».

La mairie lui propose un logement mais le Diogène berruyer refuse, ainsi d’ailleurs que toutes les propositions caritatives, bienveillantes, l’enjoignant à s’inscrire sur les chemins de la respectabilité, voire de la notabilité ; mais Bascoulard préfère ceux de la liberté, la solitude contemplative à la coruscante société. Il résiste sans se plaindre au terrible hiver 1956 et s’inquiète davantage pour ses chats que pour sa santé. On le voit dessiner par n’importe quel temps la destruction de son ancien quartier d’Avaricum et l’apparition, en 1958, du premier immeuble à loyer modéré.

Au début des années 1960, le dessinateur s’essaie à l’abstrait, mais ne parvient pas à séduire une clientèle restée attachée à ses œuvres classiques.

 

En 1968 la Maison de la culture organise l’exposition «Bascoulard» en présentant plus de cent-trente dessins. L’auteur est bien sûr absent, représenté par sa seule relation féminine connue, Rita de Nantes… Mais l’idylle est fugace. Rita Parissi laissera du personnage de nombreux témoignages. À la fin des années 1970, le talent s’essouffle, l’inspiration s’estompe. L’artiste se résume à sa réputation, ce qui est malheureusement le cas de beaucoup d’artistes…

En juin 1976, un journaliste alors novice, Stéphane Collaro, vient rendre visite à l’ascète. Au micro, le marginal, hâbleur, se dit poète parnassien et clame «je suis milliardaire moi !». Cette galéjade lui vaudra de sournois augures. Bascoulard, menacé, a peur. Il se réfugie un moment chez son ami Lebœuf, charcutier et collectionneur, et finit par se retrouver comme cet enfant qui chez Ésope criait au loup.

Le 12 janvier 1978, le bohème est trouvé mort, assassiné, face contre terre, veillé par les yeux d’agate de ses chats immobiles. La vie du pittoresque chantre de la perspective berruyère avait encore basculée ! Mais cette fois-ci, c’est un fragment de la Croix, sale, vertueux, génial et modeste qui va rejoindre son créateur. La postérité a enveloppé la vie du clochard d’un baume qui ferait la satisfaction de plus d’un artiste bourgeois…

Je laisse maintenant au lecteur, le soin d’apprécier le choix du renoncement aux satisfactions éphémères contre celui de l’accomplissement d’un chemin dicté par des voix auxquelles n’ont nul accès les séides de la conformité. La question est philosophique : l’art suppose-t-il un renoncement ?

Pascal Bouchet-Spiegel
Pascal Bouchet-Spiegel

Membre de l'Atelier Zeuxis