écrits sur l'art

La croûte

La croûte, Editions du petit véhicule, avril 2012
La croûte, Editions du petit véhicule, avril 2012

ÊTRE POÈTE A SES HEURES

Je vous mets au défi de trouver un Bourgeois qui ne sois pas poète à ses heures. Ils le sont tous, sans exception. Le Bourgeois qui ne serait pas poète à ses heures serait indigne de la confrérie et devrait être renvoyé ignominieusement aux artistes, à des espèces d’esclaves qui sont des poètes aux heures des autres.

Par exemple, il est un peu difficile de comprendre et d’expliquer ce que peut bien être cette poésie aux heures du Bourgeois. Supposez un instant que cet huissier se repose des fatigues de son ministère en taquinant la muse, qu’il se console du trop petit nombre de ses exploits en exécutant des cantates ou des élégies, serait évidemment se moquer de ce qui mérite le respect. Ce serait, si j’ose le dire, une idée basse.

Le Bourgeois n’est pas un imbécile, ni un voyou, et on sait que les vrais poètes, ceux qui ne sont que cela et qui le sont à toutes les heures, doivent être qualifiés ainsi. Lui es poète en la manière qui convient à un homme sérieux, c’est à dire quand il lui plaît, comme il lui plaît, et sans y tenir le moins du monde. Il n’a pas même besoin d’y toucher. Il y a des domestiques pour ça. Inutile de lire, ni d’avoir lu, ni seulement d’être informé de quoi que ce soit. Il suffit à cet homme de s’exhaler. l’immensité de son âme fait craquer l’azur.

Mais il y a des heures pour ça, des heures qui sont siennes, celles de sa digestion, entre autres. Quand sonne l’heure des affaires, qui est l’heure grave, les couillonnades sont immédiatement congédiées.

-Être poète à ses heures, rien qu’à ses heures, voilà le secret de la grandeur des nations, me disait, dans mon enfance, un bourgeois de la grande époque.

Léon Bloy – Exégèse des lieux communs – Chap. XXVIII

Croûte

Le mot de croûte est attesté au XVIII ème siècle dans le sens d’un faux pictural. Une croûte est un tableau inauthentique. Plus tard, selon l’Encyclopédie de Diderot, le sens évolue. Ce mot désigne :

"certains tableaux anciens presque toujours noirs et écaillés, quelques fois estimés des curieux, et méprisés par les connaisseurs. Ce n'est pas, ajoute l'article, des croûtes dont le fond est estimable. Il y en a des plus grands maîtres; mais le temps où les brocanteurs les ont tellement altérés qu'il n'y en a qu'une ridicule prévention qui puisse les faire acheter".

Aujourd’hui le mot désigne, dans le langage familier, un mauvais tableau sans valeur marchande. On appelle plaisamment « Foire aux croûtes » une exposition en plein air de peintures destinées à la vente à un grand public sans véritable culture esthétique. Ce genre de commerce, qui est parfois prospère, donne des renseignements intéressants sur les goûts artistiques d’un public de ce genre, goûts que certains rapins essayent d’exploiter, parfois avec cynisme.

Etienne Souriau, Vocabulaire d’Esthétique, P.U.F,  1990

 

(à décharge)

[...] j'aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; La littérature démodée, Latin d'église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs [...]

Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer, 1873

LA CROÛTE     

Physiologie et Charge

De la perception d’une peinture -comme de toute autre pratique créative- naît un flot de sentiments qui vont de l’extase à la désolation. C’est immédiat. Les qualificatifs ne manquent pas  : génial, sublime, puissant, intéressant, osé, délirant, angoissant, laid, repoussant, lassant, répétitif… Mais il s’agit bien là de termes destinés à évoquer instinctivement la première impression au contact des oeuvres de musées, de collections, d’exposition rétrospective ou de salon d’art contemporain.

Il n’en va pas de même pour la croûte, ne serait-ce que parce qu’elle est fatalement inqualifiable. C’est ce que nous voulons expliquer.

On peut être ébloui ou consterné par la vision d’une bonne ou d’une mauvaise peinture, mais l’appréciation de cette dernière ne peut se réaliser qu’à la mesure des propriétés d’une production comparable.Or, si l’on peut comparer entre eux les chef-d’œuvres, comparer une croûte à l’un de ces derniers ne semble pas très objectif. Enfin la comparaison d’une croûte avec l’une de ses semblables apparaît comme une tautologie, même à l’heure du retraitement des déchets.

On sait les difficultés et l’arbitraire des jugements formulés à propos de l’art d’une manière générale. On sait , en matière de critique, le peu d’espace pour le tangible et par conséquent, la part dominante du discours spéculatif. Pourtant, il appert – pour réduire l’espace de  subjectivité – que le recours à l’appareil formé par l’Histoire de l’art et par l’esthétique (de Platon à J.F.Lyotard) des littératures critiques, de différentes  données cognitives relatives au sujet, demeure en somme l’issue la moins subjective à la formation d’un jugement esthétique, d’une connaissance élargie et approfondie, d’un fondement efficace contre l’arbitraire des discours oiseux, des spéculations vagabondes, sentimentales , émotives ou démagogiques généralement entendues autour des productions artistiques.

La question des critères par lesquels se formule la reconnaissance de l’œuvre d’art authentique contre l’imposture, l’œuvre anesthétique, trouve en la parole des spécialistes , des réponses convergentes. Lorsque Paul Valery commente « l’esthétique c’est l’esthésique » on pourrait dire qu’on reconnaît la présence de l’art à l’affectivité. Autre point, la liberté qui elle seule pourrait assurer  la condition d’un travail artistique en émancipant l’artiste des entraves politiques, sociales et matérielles. Mais rien n’est moins sûr. Gides observait que les règles asservissent bien moins qu’elles ne libèrent. Force est de constater en effet l’apparition de grands artistes, voire de mouvements les consacrant, émerger pendant les périodes politiques les plus oppressantes de l’Histoire. Alors donc, comment dégager le quid propriun de la forme esthétique pure? Emmanuel Leroux* se demandait si le caractère du « faux art » ne résidait pas dans sa banalité, en observant la délectation du grand public dans les clichés, la facilité, les chromos, une certaine tradition ; ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui la culture prescrite, relayée pour les presses locales et nationales dont les protagonistes (journalistes) sont eux mêmes acquis ou vendus aux potentats de la marchandise culturelle.

Tolstoï faisait également remarquer que le critère de l’art était dans la contagion affective:  il faut effectivement une convergence mentale pour pouvoir affirmer qu’il s’agit d’une œuvre universelle. Balzac, à qui l’on doit le terme de croûteum  dans les « scènes de la vie parisienne » déclarait que les grandes œuvres, subsistent par leur coté passionné. Quant à Poussin, il notait déjà que le signe de l’art était la délectation. Pour Léonard c’était l’émerveillement. Delacroix pensait qu’un tableau digne de ce nom devait prendre à la gorge celui qui l’admirait. La preuve de l’art résiderait donc bien en ce point de convergence, celui de l’extase, de la joie intérieure, imposant tour à tour le silence, le recueillement, puis parfois aussi le discours critique. Sur la croûte: rien.

Le représentant en croûte n’a que faire de ces données. Il peint, il barbouille, il a fait quelques musées, comme, ainsi que le faisait remarquer Edgar Morin, un touriste fait l’Espagne. Il aménage son « coin atelier », ordonne son matériel, entretient ses brosses, fait encadrer ses chef-d’œuvres, renouvelle son adhésion à l’amicale ou à l’association du quartier en espérant cette fois, décrocher un prix, et songe à sa prochaine toile. Ses thèmes favoris sont le paysage, la nature morte, le nu féminin, la copie de maîtres, le psychédélique, l’abstrait. Parfois il se risque au portrait. Il sait que la peinture obéit au doigt et à l’œil, mais, alors que l’artiste place sont œil avant sont doigt, si l’on me permet la formule, le peintre amateur fait exactement l’inverse. Il vérifie que son modèle ressemble bien à sa toile…. Et procéderait bien, si il était chirurgien -parfois l’est-il- à quelques retouches cosmétiques sur son modèle. Comme l’adage populaire le recommande : « il vaut mieux faire envie que pitié », on est plus à l’aise avec Rubens ou Boucher qu’avec Egon Schiele ou Kokoschka, même si l’on a fini par reconnaître l’audace de leur style; c’est quand même plus simple avec Ingres ou Cabanel

* Professeur de philosophie à la faculté des lettres de Rennes (1883-1942)

Je signe donc je suis.

Pour l’anecdote, j’ai été victime l’an passé de la présentation du portrait fameux de la jeune Fille à la perle de J.Vermeer -icône ô combien prisée de l’artiste amateur- qui malgré une certaine réussite dans la composition révélait un léger renflement de la partie orbitale gauche qui donnait au personnage un regard volontaire, effaçant du même coup la magie du peintre traduisant l’expression de la surprise. Autre détail, l’élève avait cru bon devoir mieux signifier l’arrête du nez qui, sur la reproduction -passant bien sûr pour l’original- se confondait avec la joue de la jeune fille ; autre prouesse picturale du maître qu’il fallait bien rectifier ! Ensuite, le fond avait été traité en noir. Pire, une signature de l’auteur au correcteur blanc au bas et à droite de la toile. Le tableau avait immédiatement suscité l’admiration émue du public, et on imagine mal les trésors de diplomatie qu’il me fallut développer ce jour-là pour implorer la suppression de la signature  et l’organisation d’un repentir général pour le fond.

Voilà comment agit le peintre de loisir. Il ne peint pas un portrait, il tartine une image. Il bricole, regarde si ça tient debout, s’il ne pourrait pas revoir quelque chose, corriger une partie, renforcer l’ombre, refaire le ciel ou raffermir les nuages… Il ne fait ni recherche ni expérience, ne prend pas de risque, choisit des thèmes « petit bourgeais » préservé de toute invention ou d’hérésie. Il sait  que ça n’est pas au point, mais s’efforce  d’améliorer sa technique. Il est technicien de surface.

Si l’on ne peut évidemment qu’encourager  la pratique des arts à tous les niveaux, il n’en demeure pas moins qu’une certaine confusion est parfois générée lorsque l’artiste amateur se décide  à exposer son œuvre, en empruntant – souvent maladroitement- les dispositifs démonstration propre à la profession. C’est-à dire l’accrochage, l’encadrement, la signature, les cartels, l’éclairage, la liste des œuvres et leurs prix. On remarquera qu’il est difficile aujourd’hui de trouver un café, un restaurant, un hôtel, parfois une banque, une mairie, ou autre lieu public, sans la présence d’une exposition de tableaux, dessins ou photographies. Cette pratique presque incontournable fait le bonheur de l’artiste, honoré de l’enthousiasme des amis, de sa famille venus pour le vernissage, et du patron qui voit dans cette opportunité le moyen de faire parler du lieu et de créer une sorte d’animation à peu de frais. Le public ne regarde qu’à peine ; il ne s’agit en réalité que d’une décoration. Il en va de la même tournure que la musique mendiante : on donne une pièce mais on ne s’attarde pas. Ce qui devient fâcheux, c’est la liste des tarifs.  En général bien au-dessus d’une valeur qui ne saurait se réduire qu’à la matérialité de l’objet.  En effet, comment estimer une production qui ne s’inscrit pas dans le marché de l’art? Rappelons que le marché de l’art est un ensemble d’acteurs qui, outre les artistes comprend les galeries, les  commissaires priseurs, les collectionneurs, les musées, les experts… Ensemble qui bien entendu s’accorde avec les critiques, la presse spécialisée et les institutions culturelles. Il faut donc théoriquement avoir réalisé au moins quelques ventes  dans une galerie avant de pouvoir fixer momentanément la côte d’un artiste. Ceci soulève la question des galeries. Il y a depuis longtemps des galeries pour tous les marchés: académique, contemporain, décoratif, prestigieux, institutionnel, et …croûtes.

A cet égard, je recommande la visite virtuelle du M.O.P.B.A ( Muséum of Particulary Bad Art ) créée par une galerie australienne qui, dit-on est sérieusement  et paradoxalement sélective! Les amateurs n’ont qu’à bien se tenir, ne fait plus une croûte qui veut…

Les Galeries académiques , celles qu’on trouve dans le sixième arrondissement de Paris par exemple , autour de l’école des beaux arts ou du Louvre, offrent parmi un vaste choix, des petits maîtres du dix-neuvième, et quelques figures du vingtième siècle. Les galeries d’art contemporain, relativement peu nombreuses donnent à voir et à ventre, l’élite  internationale du marché. Les galeries de prestige donnent dans le haut de gamme et mes valeurs éprouvées. Les galeries institutionnelles sont orientées vers la promotion des jeunes artistes et développent une attention particulière aux aspects culturels ou pédagogiques ( galeries d’écoles  d’art, D.R.A.C…). Les galeries nombreuses d’art cosmétique ou décoratif, vendent des œuvres parfois de bonne facture, mais qui sont souvent des plagiats, des manières d’artistes de renom, qui reproduisent uniquement la matérialité, la technique, et qui s’inscrivent dans une perspective résolument kitsch et mercantile. Elles constituent par hypostase une imposture flagrante et grandissante dans laquelle  se complaisent tour à tour artisans / artistes, promoteurs / vendeurs et amateurs / acheteurs.  Enfin phénomène du temps, curieux et passionnant, les galeries  dédiées aux croûtes.

Pascal Bouchet-Spiegel
Pascal Bouchet-Spiegel

Membre de l'Atelier Zeuxis

Vous pouvez vous procurer La croûte, Editions du Petit Véhicule, Revue Chiendents, Cahier d’arts et de littératures, 2012 directement sur le site « Le petit véhicule » 

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