Revue Zeuxis

ÉcritS sur l'art, peinture

REMBRANDT-LES PELERINS D'EMMAÜS-1648

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Le Christ à Emmaüs extrait de "REMBRANDT" CHRISTIAN TÛMPEL Albin Michel 1986

              Le fol espoir a été brisé. La mort a eu raison de tout. Ils ont été des enfants crédules, bernés par un illuminé. C’est bien toujours la même histoire: on espère follement, on fait confiance, on veut croire mais il n’y a jamais de miracle et toujours l’amour et la foi sont trahis, bafoués, démentis. Il ne reste qu’à rentrer chez soi, à se jurer de ne plus être pris par les miroirs aux alouettes, à ravaler l’immense déception, à se convaincre qu’il s’agissait tout de même d’une belle histoire qui, si elle avait pu être vraie, eût tout transfiguré.

              C’est le second jour de la Pâque Juive. Ils ont tourné le dos à Jérusalem, étant désormais sans attente, plus désolés qu’avant pour avoir cru et avoir été trompés. Le monde, après avoir été aérien, s’est fait plomb. Tout a été dit. Les lendemains ne chanteront plus. L’un s’appelle Cléophas; pour l’autre on ignore son nom.

             Chaleur, poussière, maigre végétation grise à l’orée de la nuit. Ils ont invités un inconnu à les accompagner jusqu’à l’auberge aux murs nus, sombre comme une crypte dont les hautes niches vides évoquent l’austérité froide de bien des édifices religieux.

             Leur reviennent sans doute les mots d’Isaïe : « Le crépuscule auquel j’aspirais devient ma terreur », « car c’est une journée de déroute et d’écrasement », « Leurs yeux sont fermés à toute vision et leur cœur à toute raison », mais pas totalement à l’étranger qu’ils ont invité, preuve qu’une part d’eux cherche encore.

             Rembrandt les voit. Avec « l’œil du cœur » et de l’âme dont parlent les mystiques. vision toute intérieure d’une scène secrète éclairée par le dedans. Car cette histoire des pèlerins d’Emmaüs qu’il peint en 1648 est celle, dans les Évangiles, avec la rencontre de Marie-Madeleine et du jardinier, de l’expérience mystique par excellence. Elle énonce ce qu’est la vision intérieure de l’évidence, la conversion, le cœur (au sens mystique) qui de retourne sous le choc de l’amour divin révélé, la grâce et la joie surabondante de cette révélations, la lumière qui frappe l’intelligence par le cœur, la transfiguration.  

             Elle dit ce que signifie « voir », ce qu’est la connaissance véritable.

             Connaître, c’est être foudroyé par la révélation de la présence divine qui est lumière et amour fulgurants, préparés dans l’ombre par l’intuition et le travail souterrain de la rumination ainsi qu’ils le rapportèrent ensuite: « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous quand il nous parlait en chemin et qu’il nous expliquait les Écritures? ». Ils le reconnaissent à l’auberge parce qu’ils l’ont toujours connu et cherché et que leur marche était le temps nécessaire à leur maturation. Ils marchaient avec le cœur en attente et l’intelligence en veilleuse ressassant des textes sacrés incompris. Et puis, pèlerin veut dire aussi pénitent, c’est-à-dire être dans l’ascèse.

             Sous la table, les pieds nus des deux pèlerins ont encore le mouvement de la marche. Seuls ceux du Christ sont posés, en contact solide et plein avec le sol. C’est le plan terrestre de son incarnation. Si nous ne savions pas qu’il s’agit du Christ, le pied de la table (qui peut être aussi symboliquement le pied de la croix au-dessus duquel se révèle à eu la Résurrection et se rejoue la scène de la fraction du pain) en forme d’X l’affirmerait.

             Au-dessus de la table, un autre plan terrestre est exprimé à un autre degré: celui du serviteur aux yeux noirs qui ne voit pas l’évènement. Il n’est capté que par la surprise du pèlerin au dos tourné et l’amorce de son geste de prière. Il est identique sur le plan spirituel aux pèlerins sur la route qui n’ont pas encore reconnu Jésus, « leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître ». Il a l’intuition que quelque chose de surprenant est en train de se produire mais ignore qui est tout près de lui. Le Christ est tout proche pour le serviteur qui reste aveugle au surnaturel. Sur le plat qu’il porte, se trouve une tête d’agneau brisée en deux, symbole de l’agneau divin sacrifié et non reconnu. Sur la table, un verre vide, retourné, signifie la mort, de même que les assiettes vides des disciples évoquent la désolation dans laquelle les a laissé le sacrifice vain de celui en qui ils avaient cru. A Gauche du tableau, dans l’obscurité la plus basse , un dogue ronge un os. La mort est minérale et sans issue.

             Seuls, les pèlerins ont cessé, en une fraction de seconde d’être aveugles à l’éclat de la grâce, frappés par la lumière à cause du geste de l’Eucharistie et de ce savoir subtil et indéfinissable qui fait reconnaître même masqué un proche unique. C’est le cœur qui ouvre l’intelligence verrouillée et comme l’écrit Saint Augustin, « je vis avec un certain œil de mon âme la lumière immuable au-dessus de cet œil, au-delà de ma pensée… Je l’ai entendu comme on l’entend avec le cœur ».

             Ils sont dans le bouleversement de l’évidence et se remettent en marche. La surprise (le mot « surprise » est ici dérisoire) et même comme une angoisse, une terreur sacrée déjette sur le côté gauche le corps de Cléophas.

             L’autre pèlerin, dont le nom restera inconnu à l’Histoire humaine, nous est, pour cette raison, montré de dos, vêtu d’une houppelande sombre qui pourrait être un froc ; il est un orant anonyme à tout jamais et l’évidence le transforme sur le champ en une totale prière qui reprend la route. Il fait un pas du pied droit.

             La lumière intérieure est si intense et concentrée qu’elle inonde la nappe, lieu de la fraction du pain. Elle émane tout à la fois d’une source invisible à la droite du Christ et de son visage. Elle se reflète sur les mains en prière.

             Il ne s’agit pas d’une peinture de la couleur. A peine quelques traces de rouge sur les manches de Cléophas mais d’une peinture de la lumière mystique qui rayonne mystérieusement au cœur des ténèbres, ce « clair-obscur » qui ressemble tant aux textes des plus grands mystiques (les « Ténèbres lumineuses » de Denys Le Chartreux, la « Docte ignorance » de Maître Eckhart) puisque toute expérience limite et ultime ne peut se traduire par le langage et la logique ordinaires.

             Ce clair-obscur renvoie aussi en l’occurrence à ce mots du  Christ expliquant sur la route aux deux pèlerins: « Esprits sans intelligence, lents à croire tout ce qu’ont annoncé les Prophètes, ne fallait il pas que le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans sa gloire? ». Il faut traverser la nuit pour apparition de la lumière unifiée, recueillie, manifestée en majesté. L’expérience du Christ, en attitude frontale, dont le nimbe est le rayonnement du corps glorieux tout entier est d’une telle humilité, d’une telle douceur, visage si marqué par la torture et la mort avec ses lèvres noircies qu’il semble perdu, démuni, éperdu aussi. Il apparaît comme un très jeune enfant sans défense, visage nu, avec quelque chose d’incertain, comme déjà un effacement, un pressentiment pour nous de la disparition qui viendra l’instant d’après. « Les yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent mais il avait disparu de devant eux », les plongeant ainsi à nouveau dans le doute et la quête perpétuelle.

             S’il appartient à la terre par ses pieds bien posés sur le sol, son expression est celle de l’extase et son regard est tourné vers son Père céleste dans l’acte renouvelé de la fraction du pain.

             En réalité toute la scène n’exprime que plusieurs étapes de l’extase, du « ravissement » en chaque personnage. Chacun des protagonistes y est dans un rapport plus ou moins évolué avec la présence réelle et immédiate du divin.

             Il s’agit de la communion après la Résurrection plus ou moins vécue et connue en vérité par chacun et précisément en cela, du sens et du centre de l’expérience mystique. Union immédiate à ce Dieu réellement présent qui les arrache d’un seul coup à leur aveuglement pour les pèlerins dont les yeux s’ouvrent, qui sont par là visionnaires et dans la « conversion du regard » dont parle Plotin. Par ailleurs, communion entre les trois personnages du tableau dans la présence du Christ vécue à divers degrés de conscience pour chacun d’entre eux.

             Ainsi, élévation dans l’union à Dieu par l’extase et le saisissement et, transversalement, communion entre eux par ce prélude au repas, la scène dessine symboliquement une croix. Cette auberge est un lieu saint dans lequel se réalise de façon fulgurante un mystère considérable  sans mots; rien qu’un geste qui en arête trois autres, des regards, la lumière secrète, l’évidence.

             Ce n’est pas une apparition mais un saisissement mystique silencieux auquel Rembrandt participe et qu’il nous invite à partager. Pas le repos d’un repas mais le  foudroiement de la Rencontre . Auberge d’Emmaüs et chemin de Damas: même rapt.

Marie-Dominique Pot

pour Serge