écrits sur l'art
Le Tableau noir
Anthologie d'une figure monochromatique
Le tableau noir fait encore penser à l’école, où de la main de son maître ou de sa maîtresse, s’écrivait à la craie blanche, la morale du jour. Mais au-delà de cette révérence nous voudrions évoquer l’Histoire, sinon la portée de cette étrange panoscopie.. L’on pourrait à juste titre s’interroger sur la possibilité de voir du noir, mais à plus forte raison au sujet de sa représentation, de la figuration du rectangle noir. Il a été souvent admis comme une formulation plastique de la négation. Non pas du néant, du nihilisme ou toute autre forme conjecturale aux ascendants divins ou mystiques ; mais de la manifestation d’un indescriptible rejet, d’un Non matérialisé, l’expression d’une censure, la représentation d’un informulable, et bien entendu d’un trait d’esprit. L’on ne peut écarter en outre, les symboles de la menace ou de l’hostilité formés par le pavillon des pirates, mais aussi de la mort.
Il est vraisemblable que selon le principe qu’on trouve toujours un antécédent, l’icône du tableau noir soit apparu avant sa première manifestation déclarée. La discipline, la recherche, l’opiniâtreté, le travail exégétique nous ont enseigné qu’avant les rapporteurs, il y a les facteurs. C’est à dire que l’Histoire, devenue comme tous les sujets, article de consommation de masse, ne rapportera jamais qu’une copie d’elle-même. Le rapporteur parfois s’échine à démontrer que certains artistes n’ont fait que plagier leurs contemporains ; que les grandes découvertes ne sont pas dues qu’à leurs prétendus inventeurs ; il en va de la sorte pour les savants, certains explorateurs et les gens de plume, qui savent mieux que d’autres que les bibliothèques sont de vastes stations de pompage. Mais rien n’y fait ! Il faut une tête et pas deux, une date non pas plusieurs. L’Histoire est bornée et les professeurs rabâchent inlassablement ce qu’ils savent à défaut de ce qu’ils connaissent.
Ainsi, le tableau noir, avant son éclosion dans la mémoire officielle, a t-il vraisemblablement connu nombre de précédents artistiques et littéraires.
Voici donc le récit des principales manifestations de l’Empire des fenêtres ouvertes sur la nuit. Puisse ce modeste compendium éclairer les lecteurs à la recherche de l’insolite, de l’extravagance et des figures pittoresques.
Au premier rang de cette exégèse devons-nous placer le poète de l’eau John Taylor (1578-1653). Passeur de la Tamise se qualifiant de Water Poet, l’écrivain prolifique était également un voyageur excentrique. Il aurait par exemple navigué sur un bateau de papier. Il semble par ailleurs qu’il fut éleveur de palindromes, tel que : Lewd did I live, evil I did dwel. Auteur d’un poème sur la figure légendaire de Tomas Parr, qui aurait vécu jusqu’à cent cinquante-deux ans (ce dernier peint par Rubens et Van Dyck). Ici, l’ouvrage : Great Britaine, all in blacke For the incomparable losse of Henry, our late worthy prince – London, 1612 – donne à voir deux tableaux noirs exprimant l’idée du deuil.
Vient ensuite la figure non moins pittoresque de Robertus de Fluctibus, autrement nommé Robert Fludd (1574-1637). Médecin, compositeur, physicien, synesthète rosicrucien, cet estimable polygraphe à qui l’on doit le premier cercle chromatique imprimé fait apparaître en 1617 un carré noir dans un ouvrage intitulé Utriusque cosmi maioris scilicet et minoris metaphysica, aux pourtours légendés : Et sic in infinitum.
C’est avec Abraham Darcie (1623-1635) que se poursuit notre inventaire : A monumentall pyramide to all posterities erected to the euer-liuing memory, and perpetuall honour of the allvertuous and euer-glorious prince, Lodovvick, late Duke of Richmond and Lenox… London, 1624, propose le tableau suivant en frontispice de son élégie funéraire.
Vient ensuite l’écrivain et poète John Quarles (1624-1665) qui dans son recueil : Regale lectum miseriae or, A kingly bed of miserie In which is contained, a dreame with an elegie upon the martyrdome of Charles, late King of England, London, 1649.
Je livre cet extrait qui peut expliciter la curieuse « illustration » :
T’ expel this light, as we have lately ones,
What should we do? where should we finde a sun,
Tat have by too much doing quite undone
Our wilfull selves? by snuffing out that light
Which he inspir’d, to guard us from the night
Of sad confusion, ah, how could we spoile
So pure a lampe, and so usurpe that oyle
Which was ordain’d to nourish us? We run
To light a Candle, and put out the Sun;
In vain we waste our times, and range about
To look for new lights, now the old Light’s out,
We seek; and we may finde; but heav’n knowes when
Old lights were made by God, & new by men.
Sur un ton révérencieux, nous devons ensuite évoquer l’incontournable figure de Tristram Shandy ; anti-héros de la geste macaronique du révérend Laurence Sterne, dont le premier volume parait en 1759. Ce récit coqualanesque, fondateur du non-sens, préfigurant Lewis Caroll, Joyce ou Thackeray, fait surgir in texto une page totalement noire, parmi d’autres fantaisies typographiques contenues dans cet ouvrage excentrique qui, au fur et à mesure des ré-éditions, reproduit dûment l’ensemble des données graphiques métatextuelles. L’homme est à l’image de son œuvre, les soirées du révérend sont agitées, illustrées par des hordes de loufoques. L’œuvre marquera durablement l’esprit romantique, comme les plus grands prosateurs du siècle venant : Balzac, Nodier, Gérard de Nerval, jusqu’à devenir le paradigme de l’excentricité littéraire, en mettant en lumière le propre de la matérialité littéraire, et subséquemment, son économie.
Chez Balzac, c’est dans la Physiologie du mariage, paru en 1829, que l’on peut observer la. curieuse manifestation de l’influence shandéenne où l’auteur abandonne quelques pages au charivari typographique. La page en question n’est pas totalement noircie, mais elle se montre comme le prodrome à une éclipse sémantique. Le clin d’œil à Sterne est également présent sur la page de titre de La Peau de chagrin, l’étrange serpentin représente les mouvements de la canne de l’Oncle Trim ! Soulignons qu’en digne héritier de Restif de la Bretonne, Balzac compose lui-même une partie de la Physiologie du mariage dans son imprimerie alors proche de la banqueroute. Là encore, eu égard à ce geste et aux informations données par la génétique du texte, se révèle une conscience élevée de la matérialité de l’écriture de l’immense auteur.
En 1839, Amédée de Noé, dit Cham, qui a pris comme pseudonyme le nom de l’un des deux fils du biblique Noé, publie l’Histoire de Monsieur Lajaunisse. On y trouve deux cases noires « illustrant » le moment où le personnage vient de se coucher après avoir soufflé sa chandelle. Ici au moins, aucune polysémie n’est à redouter. On retrouvera une autre case noire dans l’ Histoire de M. Jobard en 1840, au sujet d’un daguerréotype raté !
Le numéro 78 du journal Le Charivari, daté du dimanche 19 mars 1843, nous offre en sa troisième page une série de dessins burlesques moquant l’exposition annuelle de peinture du Louvre, dite à l’époque : Salon. L’on peut y voir un tableau noir inaugurant et préfigurant ainsi l’intarissable épopée du monochrome. Dans les colonnes du sus-dit journal, l’on se désespère du manque d’invention et se lasse des poncifs ennuyeux de l’art…
Cette même année nous offre une curieuse composition de Charles Albert d’Arnoux dit Bertall intitulée Vue de la Hougue, effet de nuit . Parodie d’un tableau de Jean-Louis Petit.
En l’année 1854, le célébrissime Gustave Doré publie l’ouvrage dessiné Histoire de la sainte Russie. Une case noire illustrant la complexité d’évoquer les profondes origines de ce pays inaugure le récit. À la page 31, il est question d’un règlement de comptes entre Russes et Polonais où quelques diplomates sont enfermés dans une cave. Père Ubu n’est pas loin… Ajoutons qu’à l’instar de Gustave Doré, Hergé présentera à son tour une case noire dans Tintin au pays des Soviets en 1930.
Vient ensuite la figure méconnue de Paul Bilhaud, dramaturge et parolier agissant dans la prestigieuse mouvance de Incohérents. C’est en 1882, lors de la première exposition des Arts Incohérents qu’il livre un véritable monochrome noir cerné d’un cadre doré, comme en usage à l’époque. C’est plus tard en 1897 dans son Album primoavrilesque que son ami Alphonse Allais l’affublera d’un titre humoristique devenu célèbre.
Si la facétie manquait totalement de sérieux, au point que ni Dada ni ses enfants Surréalistes ne produisirent aucun objet de cette sorte, le peintre Rodtchenko s’en emparera donc en 1918, en réponse au fameux Carré blanc sur fond blanc de Malevitch. Ce dernier, sensible aux thèses synesthésistes, accordait une valeur spirituelle à son œuvre.
Un certain nombre de suiveurs s’empareront de cet absolutisme pictural, tel Soulages dont les productions présentent des aspects formels révélés par le jeu de la lumière nous livrant d’une part une lisibilité et d’autre part une intention qui relèvent davantage du mysticisme que de la plaisanterie. De même en va t-il pour le plasticien Claude Rutault qui dans son dispositif nous promet et promeut une réflexion mettant en scène une « négaffirmation » de la peinture qui s’inscrit dans un discours où seuls les thuriféraires de l’abscons savent prendre part. Il en va toujours de même pour nombre de receleurs monochromaniaques dont le recensement -herculéen- ne serait ici d’aucune utilité. Rendons seulement grâce aux esprits novateurs, aux curieux, quelles que soient leurs qualifications, de nous avoir montré à quel point l’indéfinissable est le moment même où Wittgenstein nous recommande de nous taire !
Pascal Bouchet-Spiegel
Membre de l'Atelier Zeuxis
Suite à l’histoire du tableau noir ci-dessus présentée, nous ajoutons une œuvre, possédée par un collectionneur, Carré noir et Carré blanc, trouvée dans un carnet à dessin de Henri Jacques Marchal, artiste Lorrain 1878-1942.
Daniel Baron
Membre de l'Atelier Zeuxis